We Are All Clowns

Thibaut Claudel
7 min readOct 13, 2019

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Peu de films m’incitent à sortir de mon silence. Ou plutôt, peu de films m’obligent à reprendre mon clavier pour plus de 280 caractères, mais Joker est l’un d’eux. Rien de très surprenant à cela : vous avez sans doute déjà lu des dizaines et des dizaines d’articles sur le film de Todd Phillips, qui fait débat depuis ses premiers trailers, voire sa simple annonce. Et à ce titre, ceci n’est jamais que mon avis, comme il en existe un milliard d’autres sur la toile, car après tout, nous sommes tous des clowns.

Attention aux divulgâcheurs dans ce qui suit !

Et si nous devions trier nos chers nez rouges en différentes catégories, je ferais assurément parti des plus représentés. A une exception près, peut-être : raconter les origines du Joker m’a toujours semblé au mieux futile, au pire, dangereux. Et c’est exactement dans cet intervalle que le film semble se retrouver dans les pages des médias ou sur les réseaux sociaux. Si bien que certains ont choisi d’ignorer sa sortie en salles, de peur de devoir prendre parti.

Comment leur jeter la pierre ? Les eaux sur lesquelles nous naviguons sont toujours plus toxiques, et une sortie en mer, par ailleurs entouré des marins les plus bruyants qui soient dans une salle pleine à craquer, n’est pas aussi réjouissante qu’on le croit. J’ai moi-même pris mon courage à deux mains pour braver une séance (effectivement complète) en plein samedi soir, craignant qu’elle ne soit vite ruinée par les rires, la gêne et tout un tas d’incivilités qui sont hélas devenues monnaie courante dans les salles obscures.

Bien heureusement, j’ai eu la chance de voir Joker dans de bonnes conditions. Et j’inciterai celles et ceux qui hésitent encore à braver la tempête à le faire. D’abord, parce que le film de Todd Philips est plutôt très agréable à regarder. On ne va pas se mentir, je n’aurais pas mis un kopeck sur le duo formé par le réalisateur et son habituel chef opérateur, Lawrence Sher. Et pourtant, leur travail saute aux yeux dès l’ouverture, et donne petit à petit au film son aspect envoûtant, bien (peut-être trop) appuyé par les violons de Hildur Guðnadóttir.

Si vous faites partie de cette classe de Gothamites qui considèrent que la métropole fictive doit faire partie intégrante du récit, vous allez êtes servis. Gotham n’avait pas été aussi fascinante depuis Batman Begins, que j’ai par hasard revu il y a quelques semaines de cela. Les parallèles avec le premier opus de Christopher Nolan sur le chevalier noir sont d’ailleurs plus nombreux qu’on pourrait le croire.

Joker Begins

A titre d’exemple, on pourrait citer l’omniprésence du métro. Dans Batman Begins, le moyen de transport gratuit créé par Thomas Wayne incarne le paternalisme de la famille la plus riche de Gotham. Quelques années plus tard, il est devenu cet édifice hors du temps, aux allures de structure steampunk, aux pieds de laquelle s’entassent les sans-abris. Le symbole d’une gloire passée qu’un certain Ra’s Al Ghul entend retourner contre Batman. Surplombant la ville, le métro aérien de Nolan représente la fierté oubliée des habitants de la métropole.

Placé à même le sol insalubre, bloqué dans des souterrains sombres et saccadé de coupures de courants, le métro représente tout autre chose chez Philips. Pour le Joker, il est un rite de passage, une porte qui le rapproche de sa folie à à chaque voyage. C’est via cette arche sale et aux bords tranchants qu’il se déplace. C’est ici qu’il commettra ses premiers meurtres. C’est dans un wagon que sa fascination sur les foules s’exerce d’ailleurs pour la première fois en direct.

Mais comme s’il était presque anodin ou trop peu subtil, l’exemple du métro ne convient pas tout à fait à Philips, qui choisit ensuite d’enfoncer le clou. Bien avant Batman, il décide de rapprocher Arthur Fleck de Bruce Wayne. Une nouvelle fois, l’un tend le miroir à l’autre et soudain, sur les rails de ce fameux métro, on entend siffler le train d’une réplique bien connue : “All it takes is one bad day”.

Dans la salle, on pouvait aussi entendre mes soupirs insistants. Tour à tour, Philips dégaine Thomas puis Bruce Wayne, avant de s’attaquer aux antécédents médicaux de la famille Fleck, comme pour forcer notre empathie à opérer. C’est ici que le film, jusque-ici efficace mais commun, fait son premier choix. Et ça coince. Ou du moins, ça peut coincer, pour quiconque se soucie de son environnement, des luttes du moment voire même des déclarations de Todd Philips lui-même — visiblement obnubilé par la réussite de son oeuvre, le réalisateur a jeté de l’huile sur le feu en se plaignant de la “woke culture” et ce, alors que son film semble s’inspirer de la narration des “incels”.

Un sens du timing certes incertain, mais on aurait tort de jeter le reste du film avec les ordures de Gotham pour autant. Dans les coulisses, Joker, le métrage comme le personnage, prend des notes. Il rit là où on ne l’attend pas. Il se moque de nos habitudes, de notre confort. Il danse, plus simplement, mais toujours sur le fil du rasoir. Sur celui-ci, certains se coupent. D’autres, et ce fut mon cas, finissent par se réveiller de la fascinante brutalité qui s’est révélée à nos yeux.

“The Joker, ôde aux luttes insurectionnelles et aux gilets jaunes en particulier, démarre en trombe au boxoffice américain. Symboliquement, c’est un énorme pas. Face à un ordre délirant et embrassant tous les excès, Hollywood choisit son camp avec courage, abattant Wayne & Batman.”

Quand Juan Branco dressait ce bilant sur Twitter la semaine dernière, les moqueries ont été promptes. Et pourtant, difficile de se défaire des mots du journaliste du Monde Diplomatique lors du dernier acte de Joker, qui prend un malin plaisir à remuer ce fameux rasoir dans la plaie à chaque nouvelle séquence.

Je pense notamment à celle de la porte et de son pauvre loquet, une blague obscène, mais qui fonctionne, parce qu’elle vient de loin, comme dirait ce bon Corneille. Sans les deux premiers actes endoloris du film, sans le charisme de son acteur principal, Joaquin Phoenix, sans le besoin de rire devant l’horreur, qui devient presque mécanique à ce stade de la séance, cette séquence tomberait à plat.

C’est pourtant elle qui enclenche la spirale que nous faisait jusqu’alors miroiter le film. Le passage chez Murray, son assassinat en direct, l’explosion des émeutes, et puis, ce que nous redoutions toutes et tous de voir : une nouvelle origin story pour ce pauvre Bruce Wayne. Lorsque la caméra glisse sur un cinéma qui diffuse Zorro, vous connaissez normalement la suite. Et pour être très honnêtes avec vous, mes yeux auraient pu se lever au ciel à ce moment précis.

Chaos isn’t a pit. Chaos is a ladder.

Pourtant, impossible de décrocher. Impossible du sortir du chaos et de l’anarchie que nous promettait un autre Joker, celui d’Heath Ledger. Pas parce que l’on jouit de la violence, mais au contraire, parce qu’elle nous tétanise : malgré les différentes pièces de puzzle devant nous, de l’héritage psychiatrique d’Arthur Fleck aux mensonges de Thomas Wayne, il est impossible d’en faire sens.

La mort des parents de Bruce n’a alors plus rien de mythologique, de constructif ou même de spécial, ils ne sont jamais que les victimes collatérales d’une vindicte populaire. Seules les deux corps et les perles de la désormais fameuse Martha retombent, et le reste gagne encore en puissance. Jusqu’au final. Jusqu’à une standing ovation tordue qui nous colle des frissons, pour de bonnes comme de mauvaises raisons.

Sauf que. Sauf que ce n’est pas le final. Sauf que le film entend nous donner une dernière scène. Un ultime face à face entre Arthur et ses médecins, aux allures de scène post-générique tant elle semble aller à l’encontre de ce qui vient d’être montré. Pour quelle raison ? A l’heure où j’écris ces lignes, je l’ignore encore. Peut-être qu’il fallait brouiller les pistes, pouvoir nier l’aspect irrémédiablement politique de l’avant-dernière scène. Ou peut-être fallait-il faire retomber la violence si pertinente, si actuelle de la séquence précédente en la ramenant à sa forme la plus banale, la plus acceptée, celle d’un psychopathe enfermé à l’asile, qui donnerait tout pour une petite course dans des couloirs ensanglantés.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est ici que Joker fait son deuxième choix, celui de se terminer comme un comic book (movie). Le temps d’une scène, la grenouille s’excuse d’avoir voulu se faire plus grosse que le bœuf. Une punchline décevante, mais une punchline quand même.

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