The Boys : le super-pouvoir des grosses boîtes

Thibaut Claudel
5 min readSep 7, 2020

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Dans un reflet à peine tordu de notre réalité fascinée par les super-héros, la série The Boys dépeint un monde où ils sont bien réels. Ils volent, contrôlent l’eau ou la lumière, jettent des lasers avec leurs yeux, deviennent invisibles et résistent même aux coups les plus violents. Et pourtant, le plus impressionnant des pouvoirs représentés à l’écran reste celui d’une gigantesque entreprise, Vought, qui fabrique, contrôle et dirige nos héros en collants, ainsi que leur communication et leurs produits dérivés.

Ce super-pouvoir, on pourrait l’appeler capitalisme, pour simplifier les choses. Mais comme nous le montre l’exemple de The Boys, rien n’est jamais aussi simple qu’on le voudrait. Par chez nous, c’est en effet une autre corporation qui diffuse la série, malgré son contenu particulièrement cynique à l’égard des grosses entreprises. Mais même accusée d’espionner ses employés tandis que son patron devient toujours plus riche, Amazon ne craint pas les contradictions, et vient de nous offrir trois nouveaux épisodes de The Boys, toujours aussi critiques, et ici critiqués par mon collègue Arno.

Plus que le capitalisme, un concept trop flou pour servir d’antagoniste, c’est la culture d’entreprise qui va bloquer nos personnages dans leurs nouvelles aventures. Qu’ils soient super-héros, simples mortels ou super-vilains, tous vont d’ailleurs souffrir de l’influence colossale de Vought, qu’on apercevait déjà dans la première saison du show.

A n’en pas douter, les auteurs de The Boys ont connu quelques années de boîte avant de percer à Hollywood, à moins qu’un consultant plus acerbe que les autres n’ait été engagé pour les besoins de la série. Précédemment, quelques réunions hilarantes avec le marketing, des soirées très “corporate” ou encore les personnages de Madelyn Stillwell (incarnée par Elisabeth Shue) et d’Ashley (Colby Minifie) incarnaient cette défiance envers le monde de l’entreprise, mais pour cette seconde saison, la série semble vouloir aller encore plus loin.

C’est toute la rhétorique qu’on retrouve chez les petites et surtout les grosses boîte qui fait une percée dans ces nouveaux épisodes. La faute sans doute au personnage du truculent Giancarlo Esposito, Stan Edgar, le CEO de Vought. Dans une scène d’ores-et-déjà culte, il tient tête au non moins savoureux Antony Starr, qui incarne le terrifiant Homelander. Un échange fondé sur un phrasé et des mots typiques du monde de l’entreprise, qui se conclue sur une phrase digne des plus grands patrons de la Silicon Valley :

The point is that you are under a misconception that we are a superhero company. We are not. What we are, really, is a pharmaceutical company.

Non, Homelander et ses collègues super-héros ne sont pas la clé de voûte de la corporation. Il ne sont jamais qu’un produit, qu’on sert à toutes les sauces, et qui a une capacité d’adaptation remarquable. Souvenez-vous, quand Starlight (Erin Moriarty) sortait de son rôle de jeune super-héroïne modèle pour dénoncer un agresseur sexuel parmi ses collègues, Vought rebondissait très vite. Un nouvel emballage et une campagne de pub plus loin, le combat de la jeune femme devenait le nouveau produit de Vought.

Et il continue de se vendre dans cette saison deux, où The Boys attaque de front l’hypocrisie des grandes boîtes quant à leur responsabilités sociales. Alors qu’en interne, rien a changé, on demande à Starlight et à Queen Maeve (Dominique McElligott) de rejoindre la petite nouvelle Stormfront (Aya Cash) pour une conférence de presse certes entièrement féminine et 100% Girl Power, mais pleine de questions sexistes et de clichés.

Soufflé aux équipes marketing, susurré aux agences gouvernementales et murmuré à l’oreille de la Maison Blanche, le discours de Vought s’infiltre partout. Même dans la tête d’un maniaque comme Homelander. Ce ne sont plus simplement les garçons qui donnent leur nom à la série qui souffrent de Vought, mais aussi ses plus illustres employés, victimes d’une culture d’entreprise pernicieuse.

Mais les super-héros apprennent vite. Quelques épisodes plus loin, Homelander reprend ainsi la main en expliquant à son propre patron que même Vought n’est pas à l’abri de la banqueroute. Et là encore, les mots sonnent juste. On pourrait les croire sortis d’une conférence en pleine école de commerce :

See, companies, they come and go, but talent… Talent is forever.

Alors bien sûr, tout le monde voit midi à sa porte, et l’ancien élève tiré de ces établissements qu’est votre rédacteur porte peut être trop d’attention à ce genre de détails. Mais l’écriture de ces nouveaux épisode me semble bien trop renseignée pour être le pur fruit du hasard.

En à peine trois heures, la série convoque avec une précision troublante plusieurs des sales habitudes du monde corporate, comme on l’appelle aujourd’hui. Le retour inespéré mais surtout désespéré du personnage d’Ashley, par exemple, en dit long sur notre dépendance à une entreprise ou un poste-clé, quitte à ce que l’un comme l’autre soient toxiques.

Autre illustration, la façon dont Stan traite ses super-héros. Infantilisés en quelques mots (“man-child”, “infants”) ils sont sans cesse ramenés à leur condition d’employés, de serviteurs idiots et dispensables. Malgré tous les pouvoirs qu’ils combinent, ils ne sauraient soumettre une corporation aussi tentaculaire que Vought. On aimerait ne pas reconnaître un patron au ton et aux gestes condescendants, mais c’est bien de cela dont il s’agit.

Même chose pour la cellule de crise déployée dans le courant du troisième épisode, qui nous révèle que les super-vilains ont depuis longtemps troqué leurs panoplies loufoques pour des costards trois pièces. A mon humble niveau, il m’est arrivé d’être coincé entre quatre murs pour discuter d’un petit problème qui pourrait avoir de grosses répercussions, sans que celles-ci n’inquiètent qui que ce soit. Et devant les conseillers de Stan, on se rappelle soudainement qu’arriver à un certain niveau de pouvoir, c’est être capable de résumer n’importe quel scandale, même le plus massif, à deux choix : nier ou s’excuser.

Dans les deux cas, une entreprise comme Vought perdra toujours de l’argent, mais jamais elle ne saignera. C’est là une autre facette de son super-pouvoir, que The Boys met en scène avec une exactitude glaçante.

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