Sanctus

Thibaut Claudel
17 min readFeb 16, 2021

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Avec ce nouveau texte, je réponds à vos encouragements suite au neuvième épisode du podcast Land Rider, entièrement dédié aux univers de Warhammer. Dans ce dernier, on parlait de mon amour pour la fan-fiction inspirée des jeux de figurines de Games Workshop. C’est dans ce petit mais très actif milieu que j’ai pu faire mes premiers pas dans l’écriture, et je suis heureux de lui rendre hommage aujourd’hui, avec ma dernière nouvelle en date !

Elle s’intéresse au sort d’un Sanctus, l’assasin d’élite des Cultes Genestealer, cachés dans les recoins d’une mégalopole tentaculaire. J’espère qu’elle vous plaira. L’image est tirée des travaux de Dan Morison sur cette faction emblématique de l’univers de Warhammer 40,000.

Ils n’étaient jamais à l’heure, ces trains. Depuis que l’oppresseur avait remplacé les travailleurs des niveaux inférieurs par de simples servitors écervelés, greffés à même le véhicule, plus rien ne fonctionnait correctement. C’est comme ça, tout le monde doit soutenir l’effort de guerre. La guerre contre qui, contre quoi ? Quand on naît aussi bas dans les étages d’une cité ruche, on ne voit même pas le soleil. Alors l’espace, les étoiles, l’Imperium : tout ça n’existe que sur les affiches de propagande. Mais qu’importe, puisque leur stupidité tourne à notre avantage. Plus de conscrits, c’est moins de témoins. Et les retards comme les pannes camouflent chaque jour nos opérations. Alors je descends sur les rails, sans même qu’on me remarque. Sans même avoir à me cacher. Dans les bas-fonds, après tout, on a pas le temps pour les questions. Chaque jour, des milliers d’hommes et de femmes empruntent ces tunnels pour aller s’irradier au travail. Ils partent tous humains, mais ils reviennent tous mutants. Presque autant que moi. Malgré leurs masques, malgré leurs tenues. Leur précieuse technologie ne saurait les protéger des vapeurs toxiques et des radiations des moteurs à plasma qui réchauffent la ruche toute entière. Ils meurent. A petit feu. Ils le sentent. Ils le savent, mais ils continuent. Ils obéissent, et s’en remettent à l’oppresseur et ses fausses icônes. Lâches et fatigués, ils n’ont plus le courage de rapporter quoi que ce soit de suspect. Quelque chose, ou quelqu’un. Quelqu’un comme moi. Quelqu’un béni par les enfants des étoiles, qui ont fait leurs premiers pas sur mon dos. Courbé, brisé, bossu. Trop pour servir dans les régiments de l’Astra Militarum. Pas assez pour rejoindre ses auxiliaires abhumains, des monstres formés par l’évolution ou la gravité, et que l’oppresseur enverra forcément mourir en premier, quel que soit le front. Alors ils me laissent défier la mort sur les voies, où un mauvais pas vous transforme en tas de viande. J’ai appris à marcher ici. A me servir d’un odorat sur-développé pour sentir les arcs électriques qui se forment, le métal qui pourrit, le promethium qui stagne. Le reste n’est que du calcul. A quelle heure les trains passent. Combien de temps ils mettent à se charger. Et le retard qu’ils accusent ces derniers jours, bien sûr.

Quelques centaines de mètres plus loin, je décroche une grille et plonge dans le noir d’un tuyau d’irrigation. Si bas dans la ruche, l’eau se fait rare. Voilà des mois que l’oppresseur s’arrange avec la guilde qui la distribue, privilégiant certains niveaux au détriment de dizaines d’autres, assoiffés, et en proie à des émeutes d’une rare violence. Nous les organisons, souvent. Nous les soutenons, parfois. C’est la soif qui renfloue nos rangs. C’est même elle qui nous permet de nous déplacer facilement, secrètement, en empruntant des pipelines asséchés, des aqueducs laissés à l’abandon. Encore une fois, nous tirons profit de la bêtise de l’Imperium. Mais encore faut-il se retrouver dans ce dédale de tuyaux. Contrairement à mes frères et sœurs, je n’ai pas besoin de suivre nos repères. Des gravures et des graffitis, principalement, tous à l’effigie d’un serpent stellaire, enroulé sur lui-même. Avec quelques variantes, bien sûr, dont celles qui mènent à des pièges dans lesquels tomberont les oppresseurs les plus coriaces, ou nos camarades les moins attentifs. Tel est le prix de notre anonymat. Le coût de notre liberté. La vie n’a aucune valeur pour notre ennemi. Elle ne peut pas en avoir plus pour nous. Heureusement pour mes jours, je n’ai pas à retenir tous ces codes. Depuis ma naissance, le Patriarche visite mes rêves. Je vois ce qu’il voit, ou du moins ce qu’il a vu. Je sais quand il a besoin de moi. Et quand à mon tour, j’ai besoin de lui, il m’envoie de l’aide. D’étranges créatures, de lointains cousins, sans doute, petits et espiègles, à peine capables de parler, mais suffisamment intelligents pour m’aider. Avec leurs quatre bras, ils se faufilent là où je ne peux pas. Avec leurs yeux perçants, ils observent ceux que je n’oserai regarder. S’ils ne sont pas là aujourd’hui, c’est qu’ils ont mieux à faire, et que mes souvenirs suffisent. En quelques minutes, je retrouve le sas, gardé par deux de nos frères. Des hybrides de première génération. Trop monstrueux pour la surface comme les bas-fonds, ils se cachent. En attendant leur heure, ils exécutent leur tâche en silence, sans plainte. En l’occurrence, garder cette pièce secrète. Leurs trois bras, tous armés, les aideront dans cette tâche. Je sais qu’avec un simple automatique et une dague rouillée, ils pourraient tuer un peloton entier de curieux. Ils me reconnaissent à l’odeur, mais me saluent tout de même de la tête. Une marque de respect qui n’est pas nécessaire, mais qui d’après leurs esprits étroits, les rapproche de leur Patriarche. Ils le sentent dans leurs os ou à l’arrière de leur crâne allongé : je suis son messager. Cette proximité les intrigue, les excite. Certains tentent parfois de me toucher. D’autres, plus imprudents encore, ont déjà essayé de me voler. Un bouton, une cartouche, un morceau de tissu, un rien, qui les condamne pourtant à mort. Par chance, ces deux-là retiennent leur curiosité, et se contentent de m’ouvrir la porte, non sans une certaine révérence.

D’ordinaire, le sas révélerait un puissant épurateur. Mais celui-ci a été démonté il y a des mois, et chacune de ses pièces à été convertie à la cause, jusqu’au dernier boulon, envoyé remplir une grenade artisanale. La machine a été remplacée par une autre. Une table holographique dernier cri, volée aux impériaux le temps d’un raid périlleux. Elle a été confiée à une hybride de troisième génération, en apparence parfaitement humaine, à ceci près que sa peau est pratiquement transparente. Je ne la connais que sous le nom de Nexos. C’est à elle que revient l’honneur de planifier nos attaques. Gavé par les souvenirs de nos camarades, son esprit résonne dans toute ma tête. Soutenir son regard est difficile, et si je ne la savais pas indispensable aux plans du Patriarche, je l’aurais tuée depuis bien longtemps. Aujourd’hui encore, je retiens cette pulsion dans un coin de ma tête, espérant que notre maître ne la ressente jamais. Sans même quitter la table des yeux, l’hybride s’adresse à moi, entonnant ses mots, toujours les mêmes, d’une voix monocorde. Avec quelques questions de routine, elle s’assure de parler à la bonne personne. C’est dans sa nature calculatrice. Elle me demande si le Patriarche me parle toujours. S’il m’a montré ma prochaine cible. Elle déteste ne pas connaître la réponse. Toute sa vie, on l’a nourrie du souvenir des défunts. Elle enregistre tout, elle analyse le moindre détail, et comprend tout le monde. Sauf moi. Le lien qui m’unit à notre maître la dépasse. Elle envie ma proximité. Mais elle aussi retient ses pulsions. Pour mieux servir la cause.

Viens au fait, petite hybride. Qui devons-nous tuer ? Les hologrammes se déforment et virent au rouge. Je vois la cible, plus clairement que dans mes rêves. Plus nettement que dans mes visions. Capturée par des caméras de sécurité trop avancées pour être celles des bas-fonds. Non, il s’agit des niveaux supérieurs, là où l’oppresseur se pavane. Là où il est encore prêt à se battre, également. Et pour cause. La cible est un guerrier. Je l’avais compris d’instinct, mais l’image me donne un aperçu de sa stature, de l’échelle. Je n’ai jamais rien vu de tel. Un autre mutant, peut-être ? Une créature que l’Imperium aurait appris à contrôler ? Non, rien ne saurait contrôler un tel guerrier. Il dépasse d’un bon mètre tous les soldats qui l’escortent. Son armure n’a que très peu de failles. La gorge. Les coudes, à la rigueur. Une réaction en chaîne en tirant sur l’immense batterie qui pèse sur son dos, peut être. Les options se mettent à défiler. Deux mots du Nexos les interrompent.

Adeptus Astartes.

Les fameux anges de la mort, dont les habitants de la ruche murmurent le nom dans leurs infâmes prières. Alors ils existent. Voilà à quoi ils ressemblent. Des visions se précipitent à l’arrière de mon crâne : non seulement ils existent, mais par-delà les étoiles, mon maître les a déjà affrontés. Le Patriarche et son Nexos me bombardent d’informations. J’en ai la nausée. Rêve et réalité se mélangent. Ce qui relève du briefing et de l’instinct aussi. Mais qu’importe, j’ai déjà quitté les lieux, direction les niveaux supérieurs. Les tuyaux. Les rails. Le train. Puis les ascenseurs.

Assez larges pour entasser des centaines de travailleurs, ils sont aux mains des gangs, qui ne valent pas mieux que les miliciens qui les traquent. Alors je surjoue le bossu, l’éclopé, et le plus souvent, on me laisse passer. Mais pas aujourd’hui. La soif pousse des dizaines de travailleurs à tenter leur chance. La vie dans les bas-fonds les prive de crédits suffisamment juteux. Ils n’ont pas de réseau à faire jouer, aucune influence sur les brutes qui tiennent la barge verticale. Il ne leur reste que le désespoir, et sa capacité à décupler la force des opprimés. Des coups de poings. Puis des coups de feu. J’en profite. La panique me permet de monter sur la plateforme. Quand elle se lève, il est déjà trop tard pour me contrôler. Ils pourraient me balancer par dessus bord, bien sûr, mais à quoi bon, quand on peut passer ses nerfs sur un mutant ? Ils m’insultent. Me crachent au visage. Je connais la suite. J’embrasse le sol et son métal froid. Je les laisse me frapper. Et tous s’en donnent à cœur joie. Ils retrouvent soudainement foi en leur faux empereur. Ils citent leurs livres saints, et continuent de frapper. Les travailleurs affamés, avec le peu d’énergie qui leur reste. Les gangs, avec plus d’ardeur, mais un soupçon d’hésitation. Ils savent que dans deux ou trois étages, ils tomberont nez à nez avec une patrouille qui pourrait leur faire subir le même sort. Alors ils me laissent en vie. Une lame ensanglantée attirerait les soupçons des autorités. Et une balle est bien trop précieuse pour être gâchée sur mon pauvre corps. S’ils savaient ! S’ils seulement ils savaient. Ils ne peuvent pas briser ce qui l’est déjà. Ils ne peuvent pas arrêter ce qui est en marche. Bientôt, les enfants des étoiles descendront sur ce monde. Je serai sauvé, et eux brûleront.

En attendant, ils mènent une vie tranquille. Ici, les mutants sont bien plus rares. Les plus impressionnants servent de mule ou de garde du corps, mais les autres ne sont guère plus que des esclaves. Il me faut des heures pour monter de quelques étages supplémentaires. Je m’empare de caisse à outils ou de chariots laissés à l’abandon. Je contrôle des panneaux électriques qui n’en sont pas. Je porte des bagages. Je fais des détours qui mettraient en retard le moins pressé des nobles impériaux. Quand j’atteins enfin ma destination, la ruche est passée en mode nuit. Un luxe que les bas-fonds ne connaissent pas, mais que ceux qui ne voient pas encore tout à fait le soleil peuvent s’offrir. Ici, passée une certaine heure, les lumières se tamisent et l’activité se réduit pour simuler la vie à l’air libre. Encore une faille à exploiter. Leur confort me permet d’escalader les rampes et les escaliers de sécurité sans attirer l’attention. La lumière s’arrête à quelques mètres sous mes pieds, et la vie nocturne commence. Le bruit s’accumule dans les petites rues et les blocs d’habitation. Le crime se déploie, et attire l’attention de l’oppresseur. Tout m’est favorable, et en une vingtaine de minutes, je monte deux fois plus haut qu’en quelques heures. J’évite les curieux. Je contourne les zélés. J’escalade les murs et les gargouilles que le culte impérial met à ma disposition. Après une soufflerie aux hélices tranchantes, me voilà enfin arrivé. Là où le Patriarche voulait m’emmener. Là où il veut que je frappe. Un niveau étrange et étriqué, ou les murs sont peints dans un jaune moucheté de rouille.

Le territoire des Palanites. Le poing armé de l’oppresseur. D’autres brutes, en uniforme cette fois. Elles vivent ensemble, avec leurs familles et quelques commerçants suffisamment respectables ou chanceux pour exercer leur activité à cet étage. Ici, les escaliers de service et les accès de secours sont rares, pour dissuader les attaques et mieux contrôler les suspects. J’en suis un. J’en serai un même sans mutation, sans dos plié. Ici, plus encore qu’ailleurs, on peut me tirer dessus à vue, sans que personne n’ait à s’en justifier. Mes sens me le rappellent. Au loin, je vois leurs lampes torches éventrer l’obscurité. J’entends les rires gras qui sortent du mess. Je renifle la poudre qui s’entasse dans leurs armureries. Ils se préparent à une visite. C’est leur ange de la mort qu’ils attendent. Ils sont prêts. Je dois l’être aussi. Une machine approche. Un vide-ordure, automatisé. Il s’arrête à mon niveau. J’ai appris à reconnaître chacun de ses engins, qui sont autant de cachettes potentielles. Je sais que celui-ci n’écrase pas les détritus. Pas plus qu’il ne les brûle. Alors je m’installe, mon dos lové dans un lit d’ordures, et je me laisse porter. L’odeur m’est insupportable, bien sûr, mais je me concentre sur ce que je vois. Au plafond, je suis les lignes électriques, les conduits qui gèrent l’air, l’eau et la mousse anti-incendie. Je cherche un hub, un nœud qui m’indiquerait la bonne direction. Et je le trouve. Un saut plus tard, je repère une grande antenne, presque une tour. Elle transperce sans doute les niveaux supérieurs, pour faire passer tous types de messages, physiquement s’il le faut, avec un simple système d’air comprimé, le vecteur parfait pour une attaque à la bombe. Mais je me dois d’être plus subtil. J’observe les alentours. Une fine passerelle relie la tour à d’autres plateformes, où s’entassent des conteneurs, retenus au plafond par de pinces anciennes, comme taillées dans le cuivre. Les réserves de l’étage, à n’en pas douter. Une grue automatisée m’y emmène. Elle ne fait que descendre et remonter. Un oubli, ou un défaut de conception auquel le voisinage s’est habitué. Caché sur l’envers de la poulie, personne ne me repère.

La suite est plus complexe. Creuse, la passerelle est bruyante, et une unique barre de fer me retient de la chute. Si un flic jette un coup d’œil en l’air, ne serait-ce que par ennui, c’est fini pour moi. Alors j’avance, aussi vite et silencieusement que possible, droit vers les stocks. La poussière devient insoutenable. Parce qu’elle bouche mon nez. Parce qu’elle est au service de l’ennemi. Si elle s’accumule ici, c’est parce que personne, à cet étage, n’a jamais eu à ouvrir les greniers, pendant que des centaines de niveaux plus bas, d’autres meurent de faim. Tous ne seront pas sauvés par les enfants des étoiles, mais j’espère que les plus meurtris trouveront grâce à leurs yeux. J’avance parmi un luxe dormant. Des conteneurs qui cachent bien leur marchandise, mais pas leur odeur. Des barres nutritives. Par milliers. De l’eau par hectolitres entiers. Des armes, aussi. Il m’en faudra une. Difficile de se sentir assassin sans même une dague à ses côtés. Mais c’est le seul moyen de voyager facilement entre les niveaux. Je me précipite sur le bon conteneur. Figé par un digicode. Je renifle les touches à la recherche d’un indice, mais quelque chose de plus fort attire mon attention. A quelques mètres sur ma gauche, la tour s’est ouverte, laissant l’odeur d’une patrouille venir jusqu’à moi.

Ils sont trois, armés et protégés par une armure quasi-complète. L’odeur âpre qui les accompagne m’indique qu’ils sont sur leurs gardes. Ils patrouillent depuis quelques heures déjà. Ils auront la gâchette facile. Je cherche à disparaître, mais il n’y aucune cachette à exploiter, si ce n’est les quelques centimètres qui séparent un conteneur de l’autre. Mon dos me bloque. Je force. Je maudis ce corps qu’on dit touché par les enfants des étoiles, et pourtant si peu pratique quand il s’agit d’exécuter leur volonté. La patrouille s’approche, toujours plus. Il ne me reste plus qu’une option. Des gestes lents, presque doux. A genoux devant les portes d’un conteneurs, je me révèle aux Palanites. Je sens leurs corps se raidir et leurs armes s’activer. Ils hurlent un mélange d’insultes et de sommations. Alors je me relève, avec soin, mes deux mains bien en l’air. Je suis prêt à foncer sur la sentinelle la plus proche quand l’une d’entre elle brise les rangs, d’un air exaspéré.

- Qu’est-ce qui vous prend, les gars ? Vous voyez bien que le mutant bosse, non ?

- Sauf votre respect, sergent, qu’est-ce qu’il vient foutre ici ?

- On attend de la visite, non ? Tout doit être parfait, même les stocks !

Il fait quelques pas en direction d’un conteneur et vient toquer à sa porte, avec une étrange délicatesse. Il porte un casque et une armure lourde. Il m’est impossible de l’identifier, mais j’ai soudainement l’impression de le connaître. Du moins, de le reconnaître.

- Tu préfères expliquer au Marshall pourquoi la bouffe dans ce conteneur est périmée depuis des mois ?

Un silence. Il se retourne vers ses troupes, mais ne les rejoint pas tout à fait. Sa nonchalance les pousse à relâcher leur bras, puis leurs armes. Il pose une main sur mon épaule. J’en profite pour inspirer.

- Combien il te reste de conteneurs à vérifier, le mutant ? Pas plus de quatre, j’espère ?

Quatre. Ça pourrait être un hasard. Non, il y a trop de caisses à fouiller pour réduire la zone à ce point. Quatre. Un nombre simple. Un vieux truc, qui n’est plus en vigueur dans les niveaux inférieurs, où se cacher n’est plus tellement nécessaire. Mais peut être qu’ici, chez l’oppresseur, on l’utilise encore. Glissé dans la conversation au bon moment, le nombre quatre fait toute la différence. Il ne laisse pas de traces, n’a besoin ni de symboles ni de gestes. Il est banal, presque invisible, et pourtant, je le reconnais. Quatre, qui fait référence à celui qui nous guide vers les enfants stellaires. L’empereur. Le véritable empereur. Celui à quatre bras. Notre lutte a bien des noms. Je n’avais pas entendu celui-ci depuis des mois.

- Oui, quatre, monseigneur. Pas un de plus. Quatre !

Il n’a toujours pas retiré sa main. Sur mon épaule, ses doigts tapotent une sorte de rythme. Un code, peut-être. D’autres numéros, oui, plus difficiles à caser dans une conversation. Il répète la suite de chiffres deux fois, puis me lâche enfin. Il bouge sa tête casquée, et la patrouille se met en route. Les deux flics derrière lui laissent siffler quelques insultes en me passant devant. Comme s’ils me savaient capable de les entendre. Comme s’ils savaient, tout court. Peut-être qu’ils se doutent de quelque chose. Peut être que demain, ils dénonceront leur officier à sa hiérarchie. Mais il sera déjà trop tard. Mon frère aura joué son rôle. Et j’aurais joué le mien, grâce à lui. Je suis ses conseils. Je retrouve le conteneur qu’il a frappé de ses phalanges gantées. J’utilise le code qu’il m’a donné. Des pistons mécaniques ronronnent, puis les portes s’ouvrent. L’odeur m’attaque immédiatement. La nourriture qui s’entasse ici provient des quartiers les plus bas, où des gangs monstrueux s’efforcent de recycler nos cadavres. Camarades. Oppresseurs. Travailleurs. Il suffit de mourir au mauvais endroit pour se retrouver empaqueté dans une de ses barres, dans un de ses sacs, accompagnés d’épices ou de produits chimiques en tous genres, qui camouflent peut être le goût, mais pas cet infâme parfum. Ici, cette bouffe nourrira les Palanites et leurs familles en dernier recours. Partout en bas, on l’ingère pour survivre. La planque est idéale. Les effluves repousseraient même leur cyber-molosses. Il faut le flair d’un hybride, l’instinct d’un mutant pour comprendre ce que le conteneur cache vraiment.

Je le trouve caché sous des barquettes de viandes d’une largeur terrifiante. Là, emmitouflé dans une pochette souple. Un fusil de sniper. Modèle Silencer. D’une simplicité déconcertante, il est dépouillé de toute protection. Sa crosse est à peine ajustable. Il n’a pas de bipied, pas même un stabilisateur, juste une lunette, simple. Il devra faire l’affaire. J’ouvre la chambre. Une unique fléchette. Le moins de preuves possibles, toujours. Des économies de munitions, aussi. Je renifle l’intérieur du flingue. Le poison attaquerait les narines du plus endurci des hybrides, mais je reconnais le musc de mon Patriarche. Son venin a coulé le long du projectile. Il achèvera la cible, même si l’impact ne la tue pas sur le coup. A vue de nez, il y a quoi arrêter les cœurs d’un troupeau de grox tout entier. Mais je n’ai encore jamais tué un ange, aussi faux soit-il. Ça doit suffire. Ça suffira.

Après les rares réglages autorisés par mon fusil, je me mets en chasse. Il ne s’agit pas de trouver la victime. Pas encore. D’abord, il me faut un perchoir. Le meilleur possible. J’empoigne une vieille bâche qui traîne, et j’éprouve les alentours. Allongé à même la passerelle. Couché entre les vieilles pinces industrielles, quelque part sur le toit des conteneurs. Choisir le bon endroit est un art à part entière. Idéalement, je dois voir et pouvoir fuir avec la même facilité. Mais à cette hauteur, dans un quartier aussi sécurisé, où les années, l’activité et l’usure n’ont eu qu’un effet limité sur l’environnement, se cacher est difficile. Alors je prends des risques. Je m’approche de la tour noire, en espérant que les patrouilles n’y passeront plus. A travers son unique porte blindée, j’entends tout le réseau de la ruche y bourdonner. Le flux de données est constant. Rapide. Il serait de bon ton de le pirater. Pour la cause. J’y pense, un peu, une fraction de seconde, mais mon maître me rappelle à l’ordre. Tout mon corps se met à frissonner. Ma vision se réduit en largeur, mais soudain, je vois plus loin, plus net. C’est le signal. J’emprunte à mon Patriarche une partie de ses instincts, sans même le demander. Ce qui ne peut signifier qu’une chose. La cible est proche. Je m’installe. La bâche se retrouve au-dessus de la tête. Mon dos épouse, tant bien que mal, l’angle de la tour. Mes bottes viennent se caler contre les piquets qui retiennent la rambarde. Guidés par mon maître, mes deux bras se nouent autour du fusil, comme un dangereux reptile.

Il est là. L’ange de la mort, venu inspecter les quartiers de celles et ceux qui, selon toute vraisemblance, mourront à sa place. Ils le couvrent d’honneur. La rue qui se dessine sous mes pieds accueille une parade grave et cérémonieuse. Il n’y a pas de musique. Seulement des rangées entières de Palanites, dont l’armure et les bottes ont été cirées spécialement pour l’occasion. Le guerrier marche seul, ou presque. Derrière lui, une horde d’adorateurs déversent de l’encens et hurlent des prières. Mais personne n’ose s’approcher. Personne n’ose croiser le regard qui se cache sous son casque. Quelques mètres le séparent encore de la caserne, où l’attend l’élite de la flicaille impériale. Un Marshall et son état-major, qui roucoulent de fierté. Si j’avais plus d’une fléchette en ma possession, il serait le deuxième à tomber. Lui, ou peut-être l’un de ses sous-officiers. Après tout, c’est eux qui transmettent les ordres. C’est eux qui tiennent le rang au contact de l’ennemi. Tant pis. Ils devront attendre. Quelques mètres. Encore. L’angle s’améliore, devient optimal. Le géant s’arrête, regarde autour de lui, fait en sorte que tout le monde le voie. Il scrute les alentours, et je sens la peur des Palanites monter jusqu’ici. Je guette son erreur, qu’il commet, comme tant d’autres avant lui. Aussi ange qu’il soit, le guerrier reste un laquais de l’Imperium. Esclaves de leur peur, incapables d’accepter ce qu’ils ne comprennent pas, ils aiment se rappeler qu’ils sont, toutes et tous, humains. Alors il montre son visage. Il leur rappelle qu’ils sont dans le même camp. Que tout ce qui ne ressemble pas à ça doit être traqué. Tué.

La fléchette perfore l’arrière de sa nuque. J’aurais pu choisir la tête, mais c’est à la gorge que mon maître attaque ces anges. Là où se retrouvent la colonne vertébrale. Le pharynx. Le larynx. Les artères carotides. Autant de cibles contaminées, sur le coup. Le guerrier se retourne. Son incroyable résistance lui a permis de deviner l’angle du tir. Mais sa défiance s’arrête là. Il tombe à genoux. La panique pousse ses troupes à le rejoindre plutôt qu’à me débusquer. Ses yeux maudissent leurs réflexes, trop humains, trop prévisibles. Péniblement, sa bouche en sang articule quelques mots.

Pour l’empereur.

Oui. Pour l’empereur. Puisse-t-il l’enlacer dans ses quatre bras.

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Thibaut Claudel
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