Noyé dans les flows d’Eden Dillinger

Thibaut Claudel
5 min readNov 26, 2020

Ici, je ne parle pas souvent de musique. Mais à en croire les tops fournis chaque mois par ma plateforme d’écoute préférée, Eden Dillinger innonde régulièrement mes oreilles. Il était donc grand temps de lui rendre hommage, au-delà du simple partage sur les réseaux sociaux, où on a que rarement le temps de sillonner la discographie d’un artiste.

Mais avant de vous présenter Eden Dillinger, laissez-moi vous raconter comment j’ai découvert le bonhomme. Pour ça, je dois remercier mon petit-frère. De neuf ans mon cadet, il a toujours écouté du Rap. Je ne crois pas lui avoir transmis cette passion, même si je souviens lui avoir fait découvrir L’École du micro d’argent, comme le bon grand-frère ringard que je suis. Depuis, il écoute IAM, bien sûr, mais des centaines d’autres rappeurs, aussi. Son expérience du Rap est d’ailleurs radicalement différente de la mienne. A son âge, je faisais encore le tri dans mes morceaux de Rap, que je considérais plus comme un genre, et potentiellement un adversaire, moi qui avait été éduqué par un papa fan de Rock et vécu une adolescence rythmée par le Metal.

Bien heureusement, ces rivalités et ces distincitions n’ont plus lieu d’être. Il n’est plus question de trier mais de choisir. Le Rap est partout. Ce n’est plus un genre mais une culture, un mouvement à part entière, qui se décline dans une infinité de courants, voire de contre-courants, dans le cas d’Eden Dillinger. Quand mon petit-frère me l’a fait découvrir avec le morceau Aileron, mon navire a chaviré. Ce n’était peut-être pas le meilleur track du moment. Son écriture ou sa production pouvaient sans doute être améliorées. Mais il s’en dégageait une énergie complètement dingue.

Comme happé par ce chant des sirènes, je me suis donc penché sur le parcours d’Eden Dillinger et sur sa discographie. En seulement quelques jours, j’apprenais son appartenance au High Five Crew. Je remarquais son évolution d’un projet à l’autre. Et surtout, je me délectais déjà de ses apparitions sur les disques de ses confrères, ou dans certaines émissions. Et pour vous faire une confidence, aujourd’hui encore, j’écoute ce numéro #31 de la Grünt avec un sourire en travers du visage.

Pourtant, mon initiation au Rap avait commencée il y a bien des années de cela, et bien sûr, je m’étais trouvé des champions entre-temps. Mais c’était peut être la première fois qu’un artiste aussi jeune m’incitait à le suivre à ce point. Je quittais mon petit navire plein d’aprioris et de suppositions pour monter à bord du sien : un fougueux bateau pirate. Un vaisseau en guerre contre les étiquettes et les cases, où aucun pont ne se ressemble. Il y a quelques années encore, son capitaine portait les cheveux longs, une casquette et des lunettes de soleil, désormais remplacées par les tatouages, les cheveux décolorés et l’eyeliner.

Car la musique d’Eden Dillinger est avant tout visuelle. Elle l’a toujours été, et ses emrpunts à la culture Metal ne font que renforcer cette nature. Depuis Scuba, sorti en début d’année, Dillinger vogue sur des eaux toujours plus noires et peuplées de monstres. Un univers en mutation permanente, qui mélange désormais des codes établis par un certain Marilyn Manson à des référentiels plus récents, comme l’esthétique des E-Girls et E-Boys.

Mais cet imaginaire ne se limite pas aux clips, aux pochettes et autres réseaux sociaux. La plume de l’artiste trempe également dans cette encre bouillonnante. D’après plusieurs interviews, l’écriture d’Eden Dillinger commencerait toujours par une liste de métaphores, stockées sur un précieux carnet ou un téléphone. On comprend pourquoi ses morceaux les plus marquants sont ceux qui nous bombardent d’images fortes, et souvent contradictoires.

Car si on met de côté le champ lexical du monde marin, qui convient forcément à un artiste se faisant surnommer “le requin” et qui porte lui-même deux squales au poitrail, se sont bien les oxymores qui caractérisent à mon sens l’écriture d’Eden Dillinger. On doit reconnaître à l’ancien étudiant en lettres (d’après le morceau R.Kelly) un talent indéniable pour les métaphores, qui sonnent toujours juste à la première écoute, mais gagent de nouveaux sens à la réécoute. A titre d’exemple, j’aime tout particulièrement celle-ci, qui termine Hybride, le premier morceau de Scuba :

“Bloqué entre deux mondes depuis le bercail, une cage d’escalier dans le Château de Versailles.”

Une rime simple et terriblement efficace, qui imprime directement son image dans le creux de nos rétines. La punchline fonctionne sur le plan sensoriel donc, mais aussi sur le plan émotionel. Eden Dillinger s’adresse ici à celles et ceux qui sont écartelés par leurs références ou mêmes leurs origines. Il évoque un besoin d’appartenance ou suggère à l’inverse un rejet des étiquettes, lui qui a effectivement grandi à Versailles et continue de grandir dans le milieu du Rap, que beaucoup associent systématiquement à la rue, voire à la criminalité.

Cette atmsophère paradoxale, on la retrouve aussi du côté de la production, et encore plus depuis les collaborations récurrentes entre Eden Dillinger et Piège. Pas tout à fait ingénieur du son ni beatmaker, ce dernier semble faire office de vigie sur ce fameux bateau pirate, qu’il guide avec toutes ses influences, et toujours pas d’étiquettes. Les instruments ou les rythmes qu’il convoque ne sont plus seulement ceux du Rap. Dans Recherche, la batterie est omniprésente. Plus récemment, dans Ouija, c’est une guitare électrique saturée qui attaque, quitte à grignoter la voix, qu’on considère pourtant comme le premier instrument des rappeurs. Et donc, encore une fois, c’est un univers de contradictions qui se déverse dans nos oreilles.

Le résultat est étouffant, mais proprement fascinant. On s’arrêtera là pour aujourd’hui, mais il y aurait des analyses entières à faire sur le personnage ou sa diction carnassière, qui lui permet d’avaler toute sorte de prods avec l’aisance d’un monstre marin. Il faudrait également revenir sur les inspirations musicales qui servent de phare à la collaboration entre Eden Dillinger et Piège.

Mais on retiendra surtout leur démarche. A contre-courant, libérée des tendances, unique et résolumment indépendante, elle me rappelle celle de Body Count, qui dans les années 90' partait du rap mais choisissait le Heavy Metal pour mieux faire passer son message. Comme quoi l’hybridation ne date pas d’hier, mais pourrait bien définir demain.

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