Notre Obsession pour le Canon
Devenue hégémonique, la pop culture exporte ses termes les plus fameux vers toujours plus de fans. De nos jours, impossible d’échapper à la question du canon, qu’on parle d’une petite licence ou d’une franchise massive.
Mais au juste, qu’est-ce qu’on entend par canon ? Il s’agit tout simplement du contenu officiel d’un univers de fiction, par opposition aux univers alternatifs ou aux créations des fans, avec lesquels il coexiste. Mais le canon suppose aussi une forme d’ordre, une continuité qui permet au fans d’un même univers de se repérer dans leurs histoires favorites. Par le passé, la question de la canonicité était réservée à une petite élite, celle qui s’engouffrait tête baissée dans le terrier du lapin et établissait, au fil des lectures ou des visionnages, le canon de leur monde imaginaire préféré. Mais en 2020, à l’heure où les histoires se fédèrent en univers partagés ou sous la bannière de grosses franchises, la question du canon touche beaucoup plus de gens, et plus seulement les fans les plus dédiés.
Dans nos conversations, dans la presse, sur YouTube, dans de nombreux podcasts et même au détour d’une salle de cinéma, on peut entendre les gens parler voire débattre du canon de leur univers favori. Et on comprend pourquoi. Outre sa capacité à créer de l’ordre dans nos mondes préférés, le canon nous récompense avec une plus grande compréhension de ses mondes : on savoure la moindre des références, on saisit la chronologie et son évolution, et surtout, on mesure les enjeux à une échelle plus grande encore. C’est ce qui fait l’intérêt d’un Avengers : Endgame, par exemple. Au fil de la pellicule, celles et ceux qui avaient eu la patience de suivre le Marvel Cinematic Universe, qui représente plus d’une vingtaine de films et dix ans d’intrigues, étaient récompensés pour leur patience et leur dévotion. Pour apprécier le long-métrage à son plein potentiel, il fallait donc tout connaître de nos super-héros chéris, ou presque.
Une connaissance qui ne se limite plus aux habitués des comics shops ou aux fans les plus dévoués de tel ou tel super-héros, mais qui concerne désormais des millions de spectateurs. Pas encore tous, cela dit. Et c’est peut être là qu’on se rend compte que le canon, ou plutôt notre obsession pour celui-ci, peut être néfaste. Déjà, parce que rejoindre tel ou tel univers peut s’avérer compliqué, comme s’en sont rendu compte celles et ceux qui ont accompagné leurs potes voir Avengers : Endgame sans avoir suivi toute la fresque du Marvel Cinematic Universe, par exemple. Mais à la rigueur, il faut bien commencer quelque part.
L’ennui, c’est que notre obsession pour le canon rend ces initiations toujours plus difficiles. Puisque nous sommes nous-mêmes récompensés pour notre dévotion, on a tendance à exiger la même ferveur de nos nouveaux arrivants. Et si les univers de fiction ont toujours eu leurs gatekeepers, ces fans qui ont la fâcheuse tendance de fliquer les débutants sur leurs connaissances, le problème empire de nos jours, notamment à cause du canon. Même le plus bienveillant des fans finit immanquablement par le mentionner, pour faire le tri entre les œuvres et les artistes, pour mieux guider les nouveaux arrivants dans leurs recherches. Avant même d’avoir pu lire ou regarder quelque chose, les curieux se retrouvent donc bombardés par des questions de canonicité et/ou de continuité, qui parasitent voire dominent les conversations sur nos univers préférés.
Pour prendre un exemple que je connais bien, celui de Star Wars, je ne crois jamais avoir autant parlé de canon depuis le rachat de Lucasfilm par Disney et la mise au placard de l’ancien Univers Étendu. Et pourtant, ce dernier avait justement été mis de côté pour sa hiérarchie de canonicité. Un peu opaque et pas franchement équitable, elle suggérait que la canonicité d’une œuvre se dégradait d’un média à l’autre. Un film Star Wars, par exemple, était forcément canonique, mais tous les romans de la saga ne l’étaient pas pour autant. Sans même parler des jeux vidéo, qui pouvaient contenir des cinématiques canoniques, mais des mécaniques de jeu non-reconnue par le canon. A cette approche nébuleuse, le Star Wars de Disney préfère un univers qui se veut cohérent et canonique de bout en bout, quelque soit le support, à quelques exceptions près.
Et pourtant, on continue de parler du canon. Déjà pour distinguer les œuvres Star Wars les plus anciennes, connues sous le nom de “Légendes” des nouvelles histoires produites par Disney. Ensuite, parce que la promesse n’est qu’à moitié tenue : même une entreprise aussi influente n’échappe pas aux erreurs et aux contradictions, et d’une œuvre à l’autre, on peut relever pas mal d’incohérences. Enfin, parce que Disney maintient encore une forme de hiérarchie parmi ses histoires. En cinq années d’exploitation, la licence a ainsi montré que ses films ou ses séries pouvaient faire abstraction de ce qui s’écrivait dans les librairies. La dernière saison de The Clone Wars, par exemple, diffère de ce qui avait été dit dans le roman Ahsoka quelques années plus tôt, alors que les deux œuvres concerne la même Jedi, à une même époque.
Ce genre de phénomènes expliquent pourquoi les fans ont de plus en plus souvent recourt au terme de canon pour parler de leurs univers favoris. A tel point que la canonicité d’une œuvre ou son apport au reste du canon est devenu un critère d’évaluation, qui peut faire ou défaire une œuvre en quelques mots. Cette approche, plutôt technique et presque mathématique, change complètement notre rapport aux œuvres tirées d’un même univers, et à titre personnel, je pense qu’elle les tire vers le bas.
Car de nos jours, la canonicité est partout. Dans la bouche des fans, on l’a vu, mais ils ne pourraient être tenus comme les seuls responsables de cette obsession maladive pour le canon. Les artistes, les créateurs de contenus et toutes les industries créatives renforcent ce problème en mettant le paquet sur la transmissibilité, les easter-eggs et autres références au détriment de fondamentaux vieux comme le monde : les personnages et l’intrigue, à tout hasard. On s’en rend compte en ouvrant l’un des trop nombreux comic books Marvel qui ne racontent rien mais référencent tout, quitte à drainer toute l’énergie de nos héros favoris avant de les laisses exsangues quelques numéros et une immanquable annulation plus tard.
Dans le même ordre d’idée, la presse a également un rôle à jouer. J’ai été le premier à le faire il y a quelques années, mais les papiers qui résument une œuvre à son apport au canon ou à ses références doivent disparaître si on espère élever le débat. Il faut également revoir nos critères d’analyse : la canonicité ne peut devenir l’argument ultime pour faire ou défaire une œuvre. On doit faire en sorte de la limiter à une forme de technicité, appréciable quand elle présente, mais parfaitement dispensable quand elle est absente.
Car petit à petit, notre obsession pour le canon érige la canonicité en un standard, un prisme à travers lequel regarder puis juger les œuvres. Dans ce contexte, la qualité intrinsèque d’une histoire finit par avoir moins d’importance que sa place et sa fonction dans le canon, ce qui est extrêmement grave. D’abord pour les fans, qui, privés de substance, ne peuvent plus parler que de cohérence. Pour les auteurs, ensuite, dont le rôle glisse lentement mais surement vers celui d’un éditeur de fiches Wikipedia. Pour toutes les industries du divertissement, surtout, qui brident leur originalité dans un canon toujours plus étouffant.
Tout n’est pas perdu, cependant. De la contrainte peut naître la créativité, et une utilisation habile du canon sera toujours un excellent moyen de fédérer les fans autour d’un univers. Mais il serait peut être temps de revoir notre rapport au canon, ou du moins, de diversifier son utilisation. De grands auteurs l’ont prouvé, chacun en leur temps : il est encore possible de trouver de nouveaux moyens de jouer avec le canon. Je pense par exemple à Grant Morrison sur Batman ou à Jonathan Hickman sur tout l’univers Marvel du côté des comics. Mais les bonnes pratiques ne se limitent pas à quelques scénaristes cérébraux. Les univers de Warhammer, par exemple, ont été conçus sans narrateur fiable et avec une chronologie la plus souple possible. Ces jeux de figurines, au fil de leurs éditions, intègrent même les erreurs et les contradictions à leur canon, pour en faire de nouvelles histoires ou forger de nouveaux points de vue sur un même événement, un même personnage.
Warhammer 40,000 et Age of Sigmar répondent bien sûr à un autre objectif, celui de laisser le champ libre à tous les collectionneurs qui voudraient inventer leurs propres armées, leurs histoires et leurs généraux. Mais leur approche ne s’arrête pas là, car le bac à sable mis à disposition des fans est aussi celui dans lequel vont jouer les concepteurs de figurines, les auteurs de ces univers, et même les créateurs des jeux. Et puisqu’ils partagent le même espace, les passionnés des mondes de Warhammer ont tendance à se montrer plus créatifs et bienveillants que la moyenne.
Après tout, le canon est ce que vous en faîtes. Alors ne le laissons pas devenir un outil de mesure tyrannique, ou même le sujet numéro un de nos discussions sur nos mondes fictifs favoris. Utilisons-le pour nous guider, nous amuser ou nous enrichir plutôt que pour juger, car personne n’a envie de vivre dans un monde où nos univers préférés se limitent à une succession de faits stériles.
Vous aimez cette analyse ? Écoutez les podcasts Outrider et Land Rider, respectivement dédiés aux univers de Star Wars et Warhammer, pour encore plus de contenu.