Live By Night : la révolution selon Affleck
Depuis la naissance du cinéma américain, les films de gangsters agissent comme des reflets plus ou moins déformés de l’histoire du pays, et se font les témoins — pas toujours très fidèles — de ses plus illustres valeurs. En s’attaquant au genre pour son quatrième film en tant que réalisateur, Ben Affleck renverse discrètement cette logique en faisant de Live By Night une puissante métaphore sur un pays qui vient tout juste d’introniser Donald J.Trump en tant que président.
The American dream has a price
Voilà la tagline qu’on retrouve sur la plupart des posters de Live By Night. Une phrase d’accroche qui en dit long sur les intentions de Ben Affleck lorsque celui-ci s’attaque à son quatrième long-métrage, qui est également le second à mettre en scène des criminels, après The Town. Comme dans ce dernier, l’intrigue débute d’ailleurs à Boston, avant de se délocaliser en Floride, à Ybor puis Tampa. Une première manière, pour le réalisateur, de s’éloigner des canons du genre, qu’il cherchera toujours à nuancer voire à renverser dans ces deux heures de pellicule, qui nous plongent dans l’odyssée de Joe Coughin, incarné par Ben Affleck, un bandit d’origine irlandaise revenu de la Première Guerre Mondiale avec une dent contre ses supérieurs.
“Pendant deux ans nous avons vécu selon un code qui ne s’appliquait pas à nos dirigeants. En revenant au pays, j’avais juré de ne plus jamais recevoir d’ordres…” déclare le personnage dans les premières minutes du film, qui servent avant tout à instaurer sa rancœur et sa méfiance envers ce qu’on appelle communément “le système”. On le retrouve ainsi dans une Boston des années 1920, saignée par une guerre entre les mafias irlandaises et italiennes, qui toutes les deux, se méfient de la bande de braqueurs menée par Coughin, qui mélange des bandits des deux origines. Leur association gêne et les organisations rivales proposeront donc à l’alter-ego de Ben Affleck de rentrer dans leur rang. Une offre qu’il ne pouvait pas refuser, mais qu’il choisi d’ignorer malgré la pression. Seulement, quelques minutes plus tard, le voilà privé de sa liberté pour avoir osé défendre son indépendance : il purge une peine de prison qui l’éloigne de sa petite amie, de ses compagnons et de son père, un policier. En sortant du bagne, le choix lui est donc imposé, et Coughin rejoint la mafia italienne, qui le charge de mener plusieurs opérations en Floride.
C’est ici que débute réellement Live By Night, sa longue introduction servant avant tout à nous faire comprendre le contexte de l’époque, les motivations de notre héros et celles de ses multiples antagonistes. Lorsque Coughin arrive enfin en Floride, il découvre une Amérique plurielle, qui est composée d’immigrés italiens et irlandais certes, mais aussi de cubains, de porto-ricains, d’espagnols et bien sûr, d’afro-américains. Toutes les ethnies semblent placées sous la tutelles d’organisations criminelles plus ou moins influentes, et notre personnage principal doit donc choisir ses alliés avec soin. La Prohibition étant encore d’actualité, il se lie d’amitié avec les cubains (dirigés par le personnage de Zoe Saldana et son frère) et entreprend à leurs côtés une large diffusion du “démon-Rhum” sur toute la côte ouest, toujours pour le compte de la mafia italienne. Mais ce qui profite à l’un profite à l’autre, et les rivalités entre les différents gangs et ethnies semblent être apaisées par un but commun, aussi criminel soit-il, jusqu’à ce qu’une soirée placée sous signe de la musique afro-américaine soit interrompue par d’étrange cavaliers en blanc, qui érigent puis brûlent une énorme croix devant l’un des clubs locaux.
So you’re threatening me with people who are more powerful than you ?
Le Klu Klux Klan fait son entrée dans le métrage de Ben Affleck, qui nous apprend que le multiculturalisme qui semblait profiter à tous nos personnages est soudain menacé. Et s’il est irlandais d’origine, Coughin ne comprend pas les obsessions des suprématistes, pas plus que le réalisateur, qui présente ses antagonistes comme des arriérés à l’accent et aux visages terribles. Seulement, Ben Affleck ne fait la même erreur que son personnage : il ne sous-estime pas le KKK, et ne le parodie qu’un temps. L’instant d’après, il nous montre que leur vrai pouvoir ne vient pas de la terreur qu’ils inspirent ou des attentats qu’ils commettent mais bien de leur main mise sur les institutions, l’industrie et la police. Une réalité pour l’époque, qui reflète un constat bien actuel : les minorités sont toujours peu représentées dans des postes-clés.
Le parallèle entre la situation rencontrée par Coughin et celle que vit chaque jour Ben Affleck aux Etats-Unis est d’ailleurs appuyé par un dialogue qui n’est pas forcément des plus subtils, mais qui a le mérite de lever voile sur les véritables intentions du réalisateur. Si Affleck a construit son film avec une certaine élégance et un respect presque académique des codes, et que chaque scène de son film est conçue comme un tableau en référence à de grands classiques du cinéma — on passe de la course-poursuite en voiture à une fusillade dans un club et sans oublier la case prison — le propos de son film, lui, dépasse le cadre de l’hommage. Et c’est ici que commence peut-être véritablement Live By Night : l’odyssée d’un américain “moyen” qui va de désillusions en désillusions. Le rêve américain a, effectivement, un prix, mais Joe Coughin n’est pas prêt à le payer.
- Powerful men don’t have to be cruel
- But most of them are
Notre personnage se retrouve alors embarqué dans une multitude de sous-intrigues, qui ont tendance à nuire au rythme et à la bonne compréhension du métrage, mais qui en revanche, gardent leur puissance métaphorique. En multipliant les antagonistes de Coughin, Ben Affleck tire un portrait bien peu glorieux de l’Amérique, quelque soit l’époque concernée. Le réalisateur et scénariste entretient d’ailleurs une vraie confusion dans l’esprit du spectateur en traitant des sujets d’époque avec les mots d’aujourd’hui. On pense notamment à l’arc narratif impliquant le personnage incarné par Elle Fanning, une prédicatrice très populaire, qui menace de faire tomber l’empire de Coughin par la seule force de sa foi.
En effet, un échange entre les deux personnages évoque, par exemple, des discours trop souvent entendus au détour de la question du mariage homosexuel, qui n’est pas d’actualité dans la Floride des années 1920 mais beaucoup plus dans l’Amérique de Trump, qui vient de retirer la page consacré aux droits des LGBT du site de la Maison Blanche. Le personnage d’Elle Fanning estime ainsi que la “fornication” — entre un homme et une femme d’ailleurs, il n’est surtout pas question d’homosexualité — nous mènera directement à la zoophilie, devant le regard vide et les répliques estomaquées d’un Coughin ne sachant plus où se mettre. Le personnage est toujours plus décontenancé par l’attitude de ses pairs, racistes, sexistes et homophobes et en le filmant avec une totale sympathie, Ben Affleck choisit son camp.
L’Église et les conservateurs en prennent donc pour leur grade. Mais il suffit de repenser à l’ouverture pour comprendre que l’objectif de Ben Affleck avait toujours été de casser l’image de puissants mythes américains. On commençait ainsi par l’armée, que son personnage méprise suite à la Première Guerre Mondiale, on continuait avec la police, qui d’après le personnage de Sienna Miller, ne vise que certaines catégories de la population. La religion et ses fanatiques étaient les suivants, et Ben Affleck poursuit ainsi jusqu’à la question de l’héritage ou du piston, lorsque son personnage voit ses plans être court-circuités par un mafieux désireux de placer son incompétent de fils à la tête des affaires. Et si Coughin est un entrepreneur dans l’âme, même le capitalisme, sous sa forme la plus américaine, l’empire familial, prend donc un sacré coup sur la tête.
There was once a good man in you
Les différents actes du film de Ben Affleck lui servent donc autant d’exercices de style que d’essais politiques déguisés. Mais comme c’est souvent le cas dans les films de gangsters, la métaphore se brise lorsqu’on se souvient des actes du personnage principal. Coughin est loyal, tolérant et compétent, mais peut-être hypocrite également : il n’hésite pas à faire preuve de violence, et il ne sourcille pas quand il s’agit d’appuyer sur la gâchette, il le rappelle d’ailleurs lui-même le temps d’un dialogue. Pour de nombreux spectateurs, l’identification à ce drôle de bandit s’arrêtera donc là. Mais les arguments avancés par Coughin et Ben Affleck sont-ils forcément rendus caduques par la nature du personnage ? C’est au public de trancher : la fin justifie-t-elle les moyens ? Faut-il écouter un homme aussi vil, même s’il a de bonnes intentions ? Depuis leurs débuts, les films de gangsters ont toujours proposé des morales complexes, souvent biaisées par la réappropriation culturelle qui suit leur sortie. Peut-on absoudre les crimes du Parrain parce qu’il ne vend pas de drogues aux jeunes ? Faut-il ériger Tony Montana au rang de modèle ? Chaque génération de cinéphiles a sa réponse.
Et Live By Night reste ici fidèle au genre, même si son troisième acte n’est pas aussi typique qu’on pourrait s’y attendre : le film de Ben Affleck nous laisse le choix, et nous harcèle tellement de questions qu’il ne laissera de toutes façons personne indifférent. N’est-ce pas bien vu en 2017 ? A l’approche des Oscars, dirigés par une académie souvent fascinée par l’histoire des États-Unis (mais qui n’en retient guère les leçons) le réalisateur utilise le contexte d’une époque pour dénoncer celui d’une autre. Chargeant sa Thompson de munitions politisées, Ben Affleck, derrière comme devant la caméra, procède ainsi à un mitraillage en règle des grands mythes américains : de l’armée à l’Eglise en passant par le capitalisme, l’acteur-réalisateur fusille le rêve américain d’hier pour se demander si celui d’aujourd’hui n’est pas devenu un cauchemar qui oppresse des millions de gens.
Comme bien d’autres cinéphiles avant moi, j’interprète évidemment à ma manière cette œuvre à la morale délicate, mais il me semble que cette attaque contre l’American Way à peine déguisée en film de gangsters nous prouve une nouvelle fois que Ben Affleck est un sacré réalisateur.