Et si Marvel Studios volait nos émotions ?

Thibaut Claudel
9 min readMay 1, 2019

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“You should have gone for the head”

Avengers : Endgame est sur nos écrans depuis une petite semaine, et le film des frères Russo ne me quitte plus. Pour les bonnes raisons, dont celle de me refaire écrire, comme pour les mauvaises.

Vous connaissez la chanson pas vrai : l’humour et Marvel Studios, c’est une problématique qui dure, un débat relancé à chaque nouveau film du Marvel Cinematic Universe sur nos écrans, depuis Avengers premier du nom, si ce n’est Iron Man lui-même.

Permettez-moi tout de même d’ajouter ma pierre à l’édifice. Sans l’aigreur d’un rédacteur totalement passé à côté de l’événement culturelle qu’est ce quatrième Avengers, ni l’élitisme d’un cinéphile qui dirait être passé à autre chose. Mais avec un bon gros spoiler des familles, par contre, donc continuez à vos risques et périls.

J’ai ouvert cette petite analyse avec la réplique déjà culte de ce bon Thanos, qui agonisant sous Stormbreaker, la hache nouvellement forgée de Thor, se permet une petite pique bien sentie. A la sortie d’Infinity War l’année dernière, impossible de croire à un setup. Les mots du Titan Fou ne sont jamais qu’un énième one-liner.

Sauf que voilà, un an plus tard, Avengers Endgame s’ouvre (presque) sur la contre-attaque des plus grands héros de la terre, dont Thor, qui n’a plus le temps pour ces conneries. Stormbreaker tranche l’air une nouvelle fois, et emporte la tête d’un Thanos affaibli.

“I went for the head”

La salle est hilare. Pourtant, Thor est au bord des larmes. Chris Hemsworth donne même tout ce qu’il a à donner en matière de dramaturgie, ce qui est particulièrement rare dans la filmographie récente de l’acteur, désormais casté pour son potentiel comique. Tout laisse à penser que sa réplique n’est pas drôle, qu’elle est un payoff insistant sur le traumatisme du dieu du tonnerre. Le plan suivant enfonce même le clou en laissant Thor sortir de la focale en titubant. Et pourtant, tout le monde se marre.

La réaction me ramène quelques semaines en arrière. Je suis encore au cinéma, cette fois pour voir Us, le dernier Jordan Peele. Salle comble, tout le monde à hâte de découvrir le prochain bébé du papa de Get Out. La tension monte dans toute la première partie, mais redescend violemment dans toutes les scènes qui suivent. L’humour à froid du film n’aide pas, c’est certain, mais à chaque (fou) rire, on sent la confusion du public, peut-être pressé d’évacuer sa peur, mais surtout confus quant aux émotions à ressentir.

C’est à ce moment là que mes neurones avaient mis en branle cette petite théorie. Et si les films les plus populaires du moment, ceux du Marvel Cinematic Universe, nous avaient désappris à ressentir dans les salles obscures ? Mais avant de jeter la pierre à Kevin Feige et son entreprise forte de 11 ans et 22 films, essayons de remettre les choses à plat.

Comme je le disais, la question de l’humour ne date pas d’hier, quand on cause Marvel Studios. Depuis le premier Avengers, si ce n’est depuis les débuts du MCU, tout le monde a donné son avis sur la chose. En long, en large et en travers, quitte à ce que ça devienne ridicule. Et pourtant, peu de gens ont vraiment essayé de comprendre pourquoi ces films utilisaient autant le rire ?

Pourquoi Marvel Studios utilise à ce point l’humour ?

Je vais donc éviter dans mon propre piège et de céder aux charmes de l’élitisme en me posant la question : pourquoi ? Pourquoi Marvel Studios fait un usage aussi massif de l’humour dans ses productions. Il y a sans doute autant de réponses possibles qu’il y a de spectateurs visionnant ces films : elles se compteraient donc en millions. Mais on peut dégager quelques grandes idées générales :

  1. Pour rester grand public : c’est loin d’être un secret, quand on fait du divertissement, l’objectif reste d’attirer un maximum de monde en salles, et de faire passer le meilleur des moments aux spectateurs et spectatrices. Je pense que je n’ai pas besoin d’aller plus loin, l’humour aide à faire passer une tablette entières de pilules : on pimente un dialogue par ci, on désamorce une situation par là, on arrache quelques rires pour réveiller le public. Bref, l’humour est un vrai couteau suisse narratif.
  2. Pour éviter la gêne : il y a quelques années de cela, en pleine promotion de Wonder Woman, la réalisatrice Patty Jenkins expliquait qu’elle avait horreur du mot cheesy. “Je suis fatiguée que la sincérité soit relayée à quelque chose d’effrayant, d’interdit. C’est comme ça depuis bien 20 ans, le monde du divertissement et de l’art s’est éloigné de la sincérité […] ils pensent qu’ils doivent faire un clin d’oeil au public, que seuls les gamins pensent comme ça.” Je cite volontairement la concurrence pour illustrer ce point car s’il y a bien une chose que les gens ont retenus de Wonder Woman, un autre film de super-héros, c’est bien la fameuse scène de la tranchée, d’une sincérité presque désarmante. On aurait aussi pu évoquer le cas “Martha” et tout un tas d’autres films qui croient si sincèrement en leurs idées qu’ils peuvent vite mettre mal à l’aise le public, ou pour le dire plus simplement, tourner au ridicule. Et je crois qu’il n’y a rien de plus dangereux pour un film que de voir la salle rire à ses dépends. En toute logique, et par précaution, Marvel Studios joue donc la carte de la sécurité. Plus il y a d’humour, moins les moments sont “sincères” (pour reprendre le mot de Jenkins) et les films auront donc plus de mal à se ridiculiser.
  3. Pour simplifier l’intrigue : revenons chez Marvel avec ce bon Joss Whedon et l’une de ses plus fameuses citations : “Donnez dans le maussade, le sombre, le difficile, mais pour l’amour du ciel, racontez-nous une blague”. Des mots qu’on pourrait prêter à l’intégralité du Marvel Cinematic Universe, et qui exacerbe le côté couteau suisse de l’humour, que j’évoquais à peine plus haut. L’humour ne s’arrête pas aux rires. Les rires eux aussi, on une fonction, et chez Marvel Studios, cette fonction est bien souvent de nous faire accepter l’intrigue, ses rebondissements les plus farfelus ou détails mineurs sur lesquels le spectateur à tendance à bloquer. Ici, je pense par exemple à la nouvelle coupe de cheveux de Captain Marvel, qui aurait très bien pu se passer de la vanne de Rocket Racoon, par exemple. Les Russos et leur scénaristes anticipent la réaction du public, et désamorcent les questions à l’avance à l’aide d’un petit commentaire sarcastique. Simple, efficace, et surtout, pas cher. De nos jours, les réalisateurs sont amenés à se justifier sur le moindre de leur choix, et éviter le service après-vente d’emblée doit être assez agréable, il faut bien le reconnaître.

Quel effet sur les spectateurs et spectatrices ?

Toutes ces utilisations nous ont amené à beaucoup réfléchir à l’impact qu’avait l’humour de Marvel Studios sur ses histoires, ses personnages et ses films — en un mot, tout ce qui est interne au Marvel Cinematic Universe. Ce qu’on a beaucoup laissé de côté, en revanche, est la réaction du spectateur. A une exception près, le sempiternel “ça m’a sorti du film”.

Une remarque parfaitement légitime, mais qui à mon sens, n’est pas typique de Marvel Studios. De nos jours, il est devenu facile d’incriminer les films du Marvel Cinematic Universe à tort et à raison, mais n’oublions pas toutes les franchises qui l’ont précédé, y compris des sagas entières rejetées à cause d’un personnage un peu trop lourd, comme par exemple Star Wars et sa relation tumultueuse avec Jar Jar Binks.

Ce qui est nouveau, en revanche, et ce que je remarque depuis quelques mois déjà, c’est la confusion dans l’esprit du spectateur, qui ne sait plus quand il doit rire ou pleurer. C’est grossièrement résumé, mais vous comprenez l’idée. Avant, l’humour pouvait mettre en cause une grosse production. Mais ça, c’était avant. De nos jours, l’humour à outrance a été élevé au rang de norme, et depuis les premiers cartons de Marvel Studios, tous les majors s’y mettent, avec plus ou moins de succès. Ce qui prouve non seulement que Marvel Studios a un savoir-faire dans ce domaine, mais aussi que l’entreprise finit par changer (peut-être malgré elle) notre façon de voir et de consommer les blockbusters dans les salles.

Combien de fois a-t-on entendu qu’Aquaman était meilleur que les films DC de Zack Snyder parce qu’il se permettait d’être drôle ? Combien de métrages ont misé sur la formule Marvel Studios, humour en tête, pour installer un univers ? La Momie, Kong : Skull Island, Venom ou encore Power Rangers s’y sont cassé les dents. L’effet s’est répandu bien au-delà de Marvel Studios ou même de Disney, si on veut prendre la compagnie-mère dans son intégralité. Mais ça, à la rigueur, on s’en doutait. Des épiphénomènes comme celui-là, l’industrie hollywoodienne en connaît plein, et ils sont rarement assez forts pour changer le spectateur lui-même.

Et pourtant, au regard de mes deux visionnages d’Avengers : Endgame et de nombreux autres films récents, de l’horrifique Us en passant par The Last Jedi (et le geste désinvolte de son Luke Skywalker), tout porte à croire que Marvel Studios est devenu assez gros pour bousculer notre façon de voir les films. Ou du moins, de la brouiller.

Si bien qu’il est devenu difficile de parler de certains films sans se prendre le bec. L’exemple de The Last Jedi le montre bien : ce qui relève de l’humour pour beaucoup de mes proches déçus par le film est souvent plus ambigu voire proprement tragique pour moi. Et c’est à ce moment-là qu’on en arrive fatalement au :

“Les goûts et les couleurs, hein”

Sauf que. Ce n’est plus une question de goûts. Ni de couleurs. Mais bien de toute une génération de spectateurs et de spectatrices élevés au grain de sel, à la pointe d’humour piquante et au désamorçage permanent, ce que je regrette, profondément, et pour de nombreuses raisons.

Pas parce que le cinéma est mort, selon certains, ou que Hollywood fait de nous des abrutis finis, pour d’autres. Si ce refuge permanent dans les bras de l’humour m’attriste, c’est bien parce que ces bras sont confortables. Avec suffisamment de tact et de savoir-faire, on plaît à tout le monde, sans même prendre des risques, ceux-là même qui couronnent pourtant toutes les innovations.

Et chaque grand film est un tour de force, une révolution. On aura beau standardiser les œuvres, derrière elles, il y aura toujours des humains, avec leurs propres émotions, leurs idées, les valeurs qu’ils défendent, tout ce qui fait d’un film une oeuvre passionnante, à défaut d’être parfaite.

Sauf si. Sauf si nous continuons d’enfermer le spectateur dans un registre unique, aussi confortable et amusant soit-il. Qu’est-ce qu’il se passera quand cet adolescent éclatant de rire devant un Thor au bout de lui-même arrivera derrière une caméra ? On s’approche dangereusement des réflexions de vieux con, donc je m’arrêterai là, en retenant que oui, Marvel Studios, comme n’importe quelle fabrique de blockbusters avant elle, génère tout un tas de comportement au mieux déroutants, au pire toxiques.

En conclusion

Être ému par une scène quand toute la salle autour de vous éclate de rire est un sentiment pour le moins étrange. Je l’ai vécu plus violemment encore que les phénomènes cinéphiles les plus récents. A savoir, ce pote qui s’improvise scénariste, monteur ou chef opérateur (vous n’avez qu’à voir les réactions suite au troisième épisode de la dernière saison de Game of Thrones) une fois le générique tombé. Ou encore les experts en reshoots qui sortent tous les dimanches sur les réseaux sociaux.

Mais à la rigueur, toutes ces tendances venaient de quelque chose d’assez positif, quand on y pense. Depuis quelques années, l’information circule plus vite que jamais. Et si tout le monde s’improvise scénariste, monteur ou chef opérateur, c’est aussi parce que nous avons désormais les moyens de le devenir en quelques clics. A mon sens, ce n’est jamais qu’un énième mal pour quelque chose de bien, de beau : notre capacité à apprendre et à travers cet apprentissage, réaliser (le mot est important) nos rêves les plus dingues.

Or, quand je pense à tous ces gens bloqués entre l’humour et le drame, le rire et les larmes, j’ai du mal à voir la lumière au bout du tunnel. Si on ne sait plus quoi ressentir devant un film, pouvons-nous encore nous y connecter ? Le critiquer, l’interpréter ? Je n’ai pas de réponses à ces questions-là, mais tout ce que je sais, c’est que le setup est terminé. Si j’en crois ma petite expérience, les gens ont de plus en plus de mal avec les émotions au cinéma. Reste à savoir quel sera le payoff, donc. Une génération de films apathiques, ou au contraire, une avalanche de productions à fleur de peau ? L’avenir nous le dira, mais tant que les frissons et les larmes s’inviteront dans les salles obscures, il restera de l’espoir.

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Thibaut Claudel
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